Le confort des grands mots,
le danger des gros mots
(réponses à un questionnaire difficile)
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Conférence de Francisco Ruiz de Infante au colloque Pendulum, Athènes, décembre 1999
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Il y a déjà quelques mois que l'on m'a demandé une participation à la partie "b" du colloque de ce festival : Nouveaux langages — détermination d’un Art Fluide — . Après un premier temps d'enthousiasme, petit à petit, les questions posées comme base de travail m'ont paru de plus en plus complexes; de plus en plus impossible à répondre sans tomber trop dément dans des erreurs graves : l'indéfinition et la décontextualisation. C'est ainsi qu'après ce blocage, finalement je me suis décidé à répondre, mais en imaginant que le temps réel du colloque (d'après la proposition qu'on m'a faite : 15 minutes de parole à Athènes), "permettra" au public de pointer physiquement les nombreux effilochements du discours.

Dans cette intervention, beaucoup de mots à polysémie vertigineuse ont été soulignés (à la manière de certains systèmes d'hypertextes). Avec cela, j'ai voulu manifester l'énorme variété de réponses (convergentes ou contradictoires) que peut générer ce type de discours si l'on ne veut pas tomber dans les généralisations les plus banales.

Evidemment, si mes paroles avaient pu être construites avec l'avantage (et le vertige) d'une structure hypertextuelle, je n'aurais surement pas pu le finir à cause de la complexité de la tâche. J'espère que l'ironie dans la forme des paragraphes qui suivent, servira à générer chez le lecteur une vision kaleïdoscopique et ouverte.
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1. Expliquer comment et pourquoi l' interaction mondiale entre culture, art et technologie a conduit à une révision radicale des notions traditionnelles de d’art, de l’esthétique, de la communication et de la critique.

Cette "révision radicale" devrait être objectivée à l'aide d'exemples que je peux difficilement fournir (au moins d'un point de vue artistique), sans prendre en compte les facteurs économiques qui ont rendu obligatoires quelques unes de ces transformations.
Tous les exemples que je pourrais donner autour de cela ne seront qu'anecdotiques. Malgré tout, tout usager de technologiemagnétique, optique ou numérique — a connu et connait les changements progressifs de stratégie des grandes entreprises militaires ou civiles (c'est d'elles que dépend le développement ou la disparition des outils).
Dans ce sens, plus que de "révisions radicales", je parlerais d'adaptations (adaptations toujours dangereuses quand elles deviennent obligatoires).

Pour répondre d'un point de vue personnel, je peux parler plutôt de la curiosité radicale que je ressens par rapport à quelques unes des possibilités de travail et réflexion proposées par cette interaction art-culture-technologie (que je n'oserais pas qualifier comme "mondiale" parce que les contextes politiques et économiques jouent aussi un rôle très important; - la différence entre le contexte français - parisien - et espagnol - basque - , que je connais empiriquement, me le démontre).

Enfin... ma curiosité active est centrée sur quatre points :

• L''intelligente utilisation d'Internet par ceux qu'on pourrait qualifier d"indépendants ", me produit — quand elle ne me paralyse pas — une énorme jouissance, la possibilité d'une plus rapide communication et une voie de diffusion intéressante. (Il faut dire ici qu'être indépendant est un état transitoire, plus qu'une vérité éternelle).

• La triste manipulation médiatique en occident (soit par rapport à la complexité des guerres ou aux affaires poiltiques, économiques, écologiques...), m'oblige à être critique et méfiant — quelque chose que dans ce monde où nous vivons et peut — être dans tous les mondes possibles, l'on peut considérer comme vertu nécessaire — .

• D'un point de vue plus pratique — en tant qu'artiste qui utilise la technologie pour la réalisation de ses oeuvres — je vois de plus en plus proche la possibilité matérielle de l'autarcie au niveau de la production (si je ne suis pas contaminé par un très dangereux virus appelé "la-nouvelle-version-du-programme-est-encore-mieux").
Evidemment, cela ne signifie pas que le travail "change radicalement" mais qu'il évolue en connaissance de cause.
Je n'entre pas ici dans la polémique de qui était d'abord : la poule, l'oeuf, l'idée, ou la technologie.

• Le progrès de la technologie (accéléré dernièrement, mais existant depuis l'invention du feu) et son interaction face à d'autres évolutions artistiques (obligatoires, volontaires, involontaires, individuelles ou collectives) et culturelles (institutionnelles — c'est à dire politiques — ou économiques) a favorisé l'évolution radicale de ma pensée en engendrant une conscience plus aigüe et une plus grande responsabilité de mes actes dans l'importante fonction d'artiste (non innocent).

2. De quelle manière les nouvelles pratiques redéfinissent les frontières entre l' art et l'art de masse? le virtuel et le réel? le centre et la périphérie ?

A cette suite de questions, il est impossible de répondre sans une définition plus ou moins précise de chacun des mots soulignés (de plus en plus, s'impose ici la création d'un hypertexte d'arborescence complexe).

Malgré tout, la possible frontière (perméable ou pas) entre l'"art" et l'"art des masse" pose entre autres la grave question de qui est "la masse" et si comme artistes nous sommes disposés à accepter ce dangereux concept (que je suppose né dans cette question, d'une déviation de l'angliscisme mass-média).
De mon point de vue, la frontière entre l'art et l'art du spectateur (comme individu d'un collectif) n'existe pas. Evidemment, parfois des problèmes de temps (dans une société sans temps), d'intérêts (dans une société désintéressée) , de désir (dans une société sans désir)... font tomber le spectateur, l'auteur ou le diffuseur dans la construction de frontières appelées (en fonction de leur nature) : populisme, ou hermétisme.

3. Quelle est la relation entre les nouveaux supports d’expression et les moyens d’expression traditionnelle ?

Encore une question à laquelle il est impossible de répondre de façon générale (surtout en tenant compte de la diversité de ce que nous pouvons à peine cerner sous le terme "nouveaux supports d'expression", et l'étrange glissement dans la question entre "supports d'expression" et "moyens d'expression").

De par ma pratique et réflexion quotidiennes, je voix que la méfiance entre "nouveaux" et "traditionnelles" continue, mais s'affaiblit.
Par contre, cette méfiance est parfois accentuée entre "nouveaux" et "nouveaux" par des critiques réciproques truffées "d'à-prioris" sans fondements (grand problème, que la curiosité et l'éducation artistique arriveront peut — être un jour à dissiper).
Aussi, ce qui semble évident, c'est que la culture et les artistes "trans-médiatiques" prolifèrent avec plus ou moins de conscience, et que la force potentielle des "nouveaux supports/moyens d'expression" produit aujourd'hui une plus grande peur et fascination.

4. Quelques nouvelles «valeurs» esthétiques ?

Elles dépendent trop du contexte dans lequel elles sont générées et les paramêtres pris en compte (à nouveau nous sommes dans les relativisations du marché — quantifiables autant en argent qu'en prestige — ) .

Nouvelles valeurs? Il semble évident que l'utilisation des technologies dans un contexte d'art plastique, génère une "plus value de contemporanéité" très suspecte. Malgré tout, je n'entrerai pas dans ce sujet même si j'étais et je suis "bénéficiaire" de l'application de ces "nouvelles valeurs esthétiques".

Par réaction, et en tenant compte de mes dernières préoccupations comme artiste, je peux parler ici d'une autre "valeur" qui nait des dénommées "esthétiques comportementales" ou de "relation directe" (fruits d'un contexte de super-communication indirecte).
A propos de ces préoccupations, je peux dire qu'elles naissent du besoin de se poser la question du spectateur (face — ou à côté — de 'l'oeuvre d'art", c'est à dire face — ou à côté — de "l'auteur").
Pour ne pas être trop long, je poserai ici un vocabulaire incomplet qui met en relation des mots importants dans ce contexte de travail (mots non jugées moralement — pour le moment — ) :

Auteur (s) Spectateur
Manipulation Participation
Contrôle / Manipulation Interactivité
Générosité Convivialité
Convivialité Tension
Propagande Pédagogie
Pédagogie Imagination
Virtuosité Surprise à moyen terme
Gadget Surprise à court terme
Acte en puissance Frustration
Acteen puissance Imagination

TV Zapping Liberté-Contrôle
Contrôle Peur-Fascination
Liberté Peur-Fascination
... ...

5. La formation d’un nouveau marché ?

Question à poser aux potentiels marchands (institutionnels ou privés).

De mon point de vue, ce nouveau marché (je dirais plutôt "marchés") est encore difficile à dépeindre.
L'institution culturelle la plus d'avant-garde (s'il est possible d'employer ce terme dans un contexte économique) génère des travaux, favorise des artistes et rend visible timidement des productions "hors-format". Des produits qu'elle-même peut difficilement absorber (en créant ce que certains qualifient méchamment "d'erreurs historiques").
Le contexte privé le plus d'avant-garde (s'il est possible d'employer ce terme en Europe) s'octroie des médailles de prestige qui justifient quelques autres de ses plaisirs .

En tant qu' artiste, l'idée de "nouveaux marchés" me semble à peine compréhensible.
Par contre, ce que je peux comprendre, c'est la constitution de familles entières d'artistes qui questionnent les "vieux marchés" en créant des situations ambigües, incommodes ou kamikazes.

6. L’œuvre en tant que propriété dans un monde immatériel ?

Question à poser aux potentiels propriétaires (institutionnels ou privés).

Je pense que l'expérience des marchandises immatérielles (ou presque) testée depuis le temps de l'art conceptuel continue d'évoluer timidement sur le terrain institutionnel et d'une façon presque nulle sur le terrain privé.

En regardant la question d'un autre point de vue, la mise en place d'une régularisation des "droits d'auteurs" dans un contexte d'art plastique est encore loin de se généraliser.
Il faut dire aussi que l'absence de cohérence (individuelle ou collective) des artistes et marchands eux-mêmes, empêche la construction de solutions satisfaisantes.

7. Le nouveau système d’éducation artistique ?

Comme professeur de son et d'image en mouvement dans une école supérieure d'art française, j'essaie d'éviter que l'on ne se perde trop dans la jungle du "média-art" et de certaines des questions qu'elle soulève.
Ici, "média-art" est entendu comme "quelque chose" de transversal et spécifique en même temps. Ainsi ce "système d'éducation" "nouveau" ou pas, génère (dans mon contexte) des questions autour de :

• La notion d'auteur (sa présence ou absence responsable).
• La notion et les catégories de l'éphémère (dans le temps et dans l'espace).
• La construction d'une histoire de l'art qui reflète d'une façon non seulement mythique, formelle et/ou anecdotique, les actes éphémères ou événementiels.
• La notion d'exposition (dans le contexte d'une production non formatée).
• Les interrogations humaines, sociales et politiques autour de la figure du spectateur (singulier ou pluriel).
• La détermination responsable par rapport aux stratégies de production et diffusion.
• La réflexion attentive par rapport à l''art institutionnel" (et ses contradictions).

En définitive, et "tout simplement", la prise de position consciente par rapport à chaque passé, présent et futur.

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